[Spagh] Django porte sa croix - Enzo G. Castellari (1968)

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[Spagh] Django porte sa croix - Enzo G. Castellari (1968)

Messagepar JDB » 05 février 2025 à 18:53

"Être ou ne pas être Django, telle est la question." Eh bien, alors, la réponse est toute simple: ne pas être.

Oubliez le stupide titre français: le héros ne s’appelle pas Django. Oubliez même le titre italien tout aussi stupide (quoique… Quelque chose de pourri au royaume de l’Ouest, ça l’aurait fait) et imposé par les distributeurs, à en croire Castellari. Le titre voulu par toutes les personnes concernées--scénaristes, réalisateur, etc.--, pour une fois, c’est le titre américain: Johnny Hamlet. Merci les Yankees.

À l’origine, une idée de Sergio Corbucci, qui n’en était pas avare à cette époque: le classique de Shakespeare transformé en western. Mais Corbucci, trop occupé à cette époque, se contente de refiler le bébé à Castellari, un enfant de la balle qui a commencé par se faire les dents sur Quelques dollars pour Django (Pochi dollari per Django, 1966, signé Leon Klimovsky mais que notre Enzo affirme avoir mis en scène), pour signer ensuite deux comédies western assez réjouissantes, Je vais, je tire et je reviens (Vado… l’ammazzo e torno, 1967) et Aujourd’hui ma peau, demain la tienne (Vado, vero e sparo, 1968).

Enfant de la balle, notre Enzo, de son vrai nom Girolami (d’où le G dans son pseudo): son papa, Mario Girolami, a commis, dans le genre qui nous intéresse, Les Terreurs de l’Ouest (I magnifici brutos del West, 1964), avec entre autres Aldo Maccione et Darry Cowl (on tremble déjà); son oncle, Romolo Guerrieri, est l’auteur de Johnny Yuma (1967) et du Temps des vautours (10 000 dollari per un massacro, 1967), sur lequel je reviendrai; et quant à son frère, Enio Girolami, il se contente d’être acteur et, d’ailleurs, joue un rôle dans ce Johnny Hamlet.

Tout commence sur une plage où Johnny Hamilton (Andrea Giordana) se repose sur le chemin du retour; il a fait la guerre de Sécession et rentre au Texas. À peine a-t-il émergé de son cauchemar, où son père lui apparaît pour lui annoncer de sinistres nouvelles, qu’il doit descendre deux pistoleros, à la grande stupéfaction de la troupe d’acteurs qui l’a accueilli pour la nuit et qui s’affaire à répéter… Hamlet.

Il revient à Danark, sa bonne ville, et plus précisément au ranch Elsenor, pour découvrir que les choses ont bien changé: son père a été tué par le brigand Santana (Manuel Serrano), sa mère (Françoise Prévost) a épousé son oncle Claude (Horst Frank), sa fiancée Emily (Gabriella Grimaldi) semble dépositaire d’un lourd secret, et il y a ces deux frappes, Guild (Pedro Sanchez, glabre, teint en roux, méconnaissable) et Ross (Enio Girolami, je vous l’avais bien dit), qui lui cherchent des noises. Heureusement que son vieil ami Horace (Gilbert Roland) est là pour remettre les pendules à l’heure…

Je ne vous raconte pas la suite, c’est le Hamlet de Shakespeare, avec quelques fioritures en plus, dont une crucifixion--d’où le titre français, je présume--, et à un détail près: notre Johnny Hamilton est beaucoup moins indécis que le prince du Danemark, et là où celui-là perdait son temps en monologues et en hésitations, celui-ci joue et du poing et du Colt pour en avoir le cœur net: qui a vraiment buté son papa, où est passé l’or qu’il devait convoyer, quel est le rôle exact joué par le vil Claude?

Bref, le canevas classique de western all’italiana, histoire de vengeance, linge sale en famille et petites notations freudiennes--le coup du revolver de papa est assez carabiné, si j’ose m’exprimer ainsi. Sauf qu’ici on a affaire à un véritable bijou. D’autres que moi ont souligné le talent de Castellari, ciseleur d’images. Ce film est d’une beauté à couper le souffle, et le directeur de la photo, Angelo Filippini, y est sans doute pour beaucoup: les images sont purement et simplement somptueuses. Les cadrages sont eux aussi époustouflants et quant aux mouvements de caméra, ce film est connu pour en receler un qui fait encore les beaux jours des écoles de cinéma: alors qu’il vient d’arriver à Danark, Johnny va se recueillir sur la tombe de son père, dans un cimetière troglodytique, et nous avons droit à un mouvement de 360° autour de son visage qui laisse pantois--non seulement parce qu’il est beau, mais en outre parce qu’il exprime parfaitement son état d’esprit du moment. Cerise sur le gâteau, une utilisation intelligente de splendides décors naturels, déjà vus dans Il Mercenario de Corbucci (et plus tard dans le Conan de John Milius)--ces splendides rochers en forme de champignons des environs d’Almeria.

Mais tous les plans ou presque seraient à citer dans ce film. Plutôt que de me répandre en de pâles descriptions--regardez-le plutôt que de me lire, bon sang!--, je préfère souligner le travail des acteurs.

Andrea Giordana, autre enfant de la balle, n’a tourné que peu de westerns italiens. Un rôle secondaire dans Massacre au Grand Canyon (1965) de Sergio Corbucci, un rôle plus étoffé dans El Desperado (1967) de Franco Rossetti, sur lequel je reviendrai sans doute, et dans Les Colts brillent au soleil (Quanto questa morire, 1968) de Sergio Merolle, que je n’ai hélas pas vu mais dont Gian Lhassa (*) dit le plus grand bien. Un jeune premier tendance voyou, avec une présence magnétique, parfait pour le rôle de Johnny Hamlet.

Horst Frank, lui, on ne le présente plus. Les Tontons flingueurs, ça ne vous dit rien ? Ici, il nous compose un de ces méchants cauteleux dont il a le secret, et vu que Castellari n’est pas avare de gros plans, on a droit à plusieurs reprises à ses yeux bleu glacial en plein écran. Quant à sa scène finale, qui rappellera Tire encore si tu peux, elle est extraordinaire.

Gilbert Roland est un cas. Né en 1905 et décédé en 1994, de son vrai nom Luis Antonio Dámaso de Alonso, il a tourné dans une bonne centaine de films, dont Les Cheyennes (Cheyenne Autumn) de John Ford, avant de finir sa carrière en Italie. Il campe comme à son habitude un personnage de dandy dont les maniérismes donnent au film une dimension quasi surréaliste.

Signalons pour finir les joyeux duettistes, Guildenstern et Rosencrantz, Pedro Sanchez et Enio Girolami, qui injectent un peu de fantaisie dans ce drame. Seule ombre au tableau, le personnage d’Emily, l’Ophélie de notre Hamlet, qui est quasiment inexistant--et dont la mort nous vaut un effet spécial totalement raté.

Quelques remarques plus générales pour finir: il ne faut pas s’offusquer de voir Hamlet accommodé à la sauce all’italiana: Shakespeare lui-même n’a fait qu’adapter un récit déjà mis en forme par Saxo Grammaticus dans sa Gesta Danorum, et le coup du théâtre dans le théâtre (**) est tout aussi shakespearien. Le contexte du western, un univers connu et codé, se prête à merveille à un travail sur les autres genres, et si la tragédie grecque peut être transposée dans l’Ouest version transalpine--voir Le Dernier des salauds de Ferdinando Baldi (Il Pistolero dell’Ave Maria, 1969)--, pourquoi pas le drame shakespearien? L’essentiel, c’est que ça soit réussi, et ici, ça l’est--il paraît qu’on ne peut pas en dire autant de Dans la poussière du soleil (1973), une hamleterie de Richard Balducci, l’immortel créateur du… Gendarme de Saint-Tropez.

Comme d'habitude, si vous voulez le voir, vous vous démouniquez tout seuls--vous êtes probablement plus jeunes dont sûrement plus doués que moi.
Eh.

jdb
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(*) Gian Lhassa: un des premiers historiens et critiques francophones du western all'italiana, sur lequel je reviendrai peut-être. Toutes proportions gardées, il fut au spagh ce que Pierre Versins fut à la SF.
(**) Voir La Colline des Bottes (Giuseppe Colizzi, 1969), troisième volet de la trilogie réunissant Terence Hill et Bud Spencer AVANT On m'appelle Trinita.
"Passablement rincé", qu'il dit.

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