Homicide (Philippe Squarzoni/David Simon) Delcourt

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Artemus Dada
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Homicide (Philippe Squarzoni/David Simon) Delcourt

Messagepar Artemus Dada » 06 juin 2016 à 13:39

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Philippe Squarzoni s'affranchit du récit à la première personne pour s'emparer du livre monumental de David Simon sur le quotidien de la brigade criminelle de Baltimore, un reportage très éloigné de la représentation hollywoodienne. Dans une ville qui compte 240 meurtres par an, Homicide dresse un tableau minutieux de la violence urbaine américaine dans les quartiers en détresse.


La théorie de l’iceberg ou « écrire comme Cézanne peint ».

... La grande force de cet album tient selon moi au style choisi par Philippe Squarzoni, qui n’est pas sans rappeler celui qu’utilisait Ernest Hemingway, et connu sous le nom de « théorie de l’iceberg ».

Cette théorie stipule qu’une histoire se construit avec le non-dit, le sous-entendu et l’allusion : une sorte d’économie de l’implicite.

1% de l’histoire doit dit-on, affleurer à la surface du texte, tandis que l’essentiel doit rester invisible au lecteur. Il s’agit d’économiser le langage, de compresser les détails, de suggérer, et de privilégier le dépouillement à toute autre prérogative stylistique.
Cependant, si l’essentiel doit demeurer invisible le lecteur doit impérativement le ressentir avec autant de force que si l’auteur l’avait effectivement décrit.
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Philippe Squarzoni arrive à ce résultat en utilisant une écriture béhavioriste c’est-à-dire que la priorité est accordée à l’enregistrement extérieur des actions et des paroles ; a contrario disons d’une approche introspective.
L’approche béhavioriste ou comportementale passe par l’utilisation presque exclusive de récitatifs qui nous disent : « quoi », « comment » « où » et « quand » mais jamais « pourquoi ».
Cette effet « objectif » disons, est encore accentué par des dessins très photo-réalistes et un découpage sobre presque clinique, une colorisation qui privilégie une unité de ton presque monochrome : le sépia ou le dégradé de gris, et des grands aplats noirs.
Même si parfois un rouge vif tranche (sic) cette «routine» narrative.

Cette synergie entre écriture béhavioriste et dessin photo-réaliste provoque un effet hypnagogique dont la tranquillité excessive (le découpage n’est dans ce cas pas fortuit) finit par créer un effet presque hallucinatoire.
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Mais pourquoi évoquer la théorie de l’iceberg ?

Eh bien parce que je suis sorti la lecture de cet album qui semble ne s’occuper que de la surface des choses en éprouvant bien plus que ce qu’il montre ; et c'est une impression assez saisissante.

Une belle réussite (qui doit aussi être portée au crédit de David Simon).
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Yggdralivre
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Re: Homicide (Philippe Squarzoni/David Simon) Delcourt

Messagepar Yggdralivre » 07 juin 2016 à 08:54

merci de ce retour, j'adore les deux auteurs et le résultat semble à la hauteur de la rencontre.
"Les livres sont ceci, ils propagent le silence" J.Green (en forme ce jour là) Yggdralivre
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Artemus Dada
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Re: Homicide (Philippe Squarzoni/David Simon) Delcourt

Messagepar Artemus Dada » 07 juin 2016 à 09:07

Avec plaisir.

Voici pour ceux que cela intéresse un extrait du livre de David Simon.
Ceux qui auront lu l'adaptation de Philippe Squarzoni apprécieront sa méticulosité, et la prouesse de rendre des scènes pourtant "routinières", jamais ennuyeuses.


1
Lundi 18 janvier

Sortant une main de la chaleur de sa poche, Jay Landsman s’accroupit pour saisir le menton du mort ; il pousse la tête de côté jusqu’à ce que la plaie, un petit trou ovale par lequel suinte une matière rouge et blanche, devienne visible.
« Et voilà le problème, dit-il. Il a une fuite lente.
– Une fuite ? reprend Pellegrini.
– Une fuite lente.
– Ça se répare.
– Bien sûr, ça se répare, confirme Landsman. Y font des kits de réparation à domicile, maintenant...
– Comme pour les pneus.
– Exactement, comme pour les pneus. Y a une rustine et tout le matos nécessaire. Par contre, pour une plaie plus importante, faite avec un calibre 38, par exemple, t’es obligé de te procurer une nouvelle tête. Mais ça, ça peut encore se réparer. »
Landsman lève les yeux. Son visage est l’image même de la gravité.
Doux Jésus, se dit Pellegrini. Rien de tel que de bosser sur des affaires de meurtres avec un cinglé. Une heure du matin, le cœur du ghetto, une demi-douzaine d’uniformes regardent leur haleine geler au-dessus d’un nouveau cadavre – quel meilleur cadre pour du Landsman grand cru, débité avec le sérieux d’un pape, jusqu’à ce que même le commandant de la patrouille éclate d’un grand rire dans la lueur bleue des gyrophares. Non qu’une patrouille de nuit dans le Western District soit le plus difficile des publics : on ne tient pas cinq minutes dans une voiture radio du secteur 1 ou 2 sans cultiver un certain sens de l’humour détraqué.
« Quelqu’un connaît ce type ? demande Landsman. Quelqu’un a pu lui parler ?
– Non, répond un officier. Il était dix-sept quand on est arrivés. »
Dix-sept. Le code qu’emploie la police pour communiquer qu’un appareil est « hors-service », étourdiment appliqué à une vie humaine. Splendide. Pellegrini sourit, satisfait de constater une fois de plus que rien dans ce monde ne peut s’interposer entre un flic et son attitude.
« Quelqu’un a fouillé ses poches ? demande Landsman.
– Pas encore.
– Elles sont où, ces foutues poches ?
– Il porte un pantalon sous son survêt. »
Pellegrini regarde Landsman se mettre à califourchon sur le corps, un pied de chaque côté de la taille du mort, et tirer violemment sur le survêtement. Son effort maladroit décale le corps de quelques centimètres sur le trottoir, laissant une fine pellicule de sang et de matière cervicale coagulés à l’endroit où la plaie à la tête frotte sur le pavé. Landsman enfonce sa main épaisse dans une poche de devant.
« Attention aux aiguilles, lance un agent.
– Hé, réplique Landsman. Si n’importe quel mec de cette brigade chope le sida, personne va aller croire que ça vient d’une aiguille, putain. »
Le sergent ressort sa main de la poche avant droite du mort, faisant tomber environ un dollar en petite monnaie sur le trottoir.
« Pas de portefeuille devant. Je vais laisser le légiste le retourner. Quelqu’un a appelé le légiste, hein ?
– Normalement, il est en route, répond une deuxième tunique bleue tout en prenant des notes pour son PV. Combien de fois il est touché ? »
Landsman désigne la plaie à la tête, puis soulève une omoplate pour révéler un trou dans le haut du dos de la veste en cuir du mort.
« Une fois à la tête, une fois dans le dos. »
Landsman s’interrompt et Pellegrini le regarde reprendre son air impassible.
« Pourrait y en avoir plus. »
L’agent s’apprête à noter.
« Il est possible, dit Landsman, faisant de son mieux pour prendre un air professoral, il est très possible qu’il ait pris deux balles dans le même trou.
– Sans déconner », fait le flic en tenue, qui gobe tout.


Traduction de l’anglais (États-Unis) par Héloïse Esquié, Éditions Sonatine .BALTIMORE : UNE ANNÉE DANS LES RUES MEURTRIÈRES.

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