Messagepar Joachim-28 » 07 juin 2020 à 18:17
Les Furtifs – Alain Damasio. Voici ma review.
Après 15 ans d’absence sur la scène littéraire, Alain Damasio revient, avec un roman-pavé, un roman-monde et des idées, et nous plonge dans un avenir qui fait frissonner.
Voici les points saillants du roman :
Les Furtifs ou les mâchoires du capitalisme.
Dans un avenir proche, au vingt-et-unième siècle, la France n’a plus le même visage. Les villes sont privatisées, faute d’avoir su régler leur dette galopante, elles ont été dégradées par les agences de notation, puis vendues à des groupes privés. Ainsi, selon leur spécificité historique, les villes s’appellent désormais NestLyon (ville de la gastronomie), Paris-LVMH (ville du luxe), Cannes-Warner (ville du festival de cinéma). Ainsi, les mâchoires du capitalisme se sont refermées, lentement mais sûrement, sur ce qui reste de la République : la chose publique. J’ai exposé cette idée à un économiste, et il a confirmé que ce scénario n’était pas impossible, toutefois, à l’heure actuelle, lorsqu’une ville est en difficulté financière trop importante, c’est l’État qui lui vient en aide.
Ces villes, dans le roman, sont étagées en trois strates sociales : le statut Privilège, le statut Premium et le statut Standard. Selon qu’on appartient à l’une de ces strates, on n’a pas accès à certains espaces urbains. Comme dans les trains actuels, entre première classe et seconde classe. Mais me direz-vous, si toute la population n’a pas accès à toutes les parties de la ville, il y a un manque à gagner pour les commerçants ?! Que nenni, car l’auteur nous indique rapidement que dans ce vingt-et-unième siècle, ce sont les courses, les produits qui viennent à nous.
Couplé au spectre des multinationales toutes puissantes, s’ajoute le contrôle intégral de la population ; et comme l’explique Alain Damasio, le contrôle n’est pas tant la gouvernance que les pairs. En fait, il se fait double. On se contrôle les uns les autres, le patron sur son employé, le mari sur sa femme, etc. Puis, pour être sûr d’être géolocalisé, Alain Damasio nous propose non pas la puce électronique sous-cutanée, qui reste trop invasive et que la population rechignerait à se faire implanter, mais la bague au doigt, qui compile toutes nos informations, qui sait où nous sommes, et quand. Ainsi mariés, nous avons « Un anneau pour les gouverner tous ».
Le comble de cette dépersonnalisation de tout atteint son apogée quand l’identité même des individus, leur prénom, est un nom de marque : je m’appelle « Peugeot », ou « Dior » ; et chaque fois que le prénom de la personne est cité dans un document, on se voit créditer en argent. Ainsi, faisant de la pub comme si on se tatouait Google, ou Renault sur le front, on peut arrondir ses fins de mois !
L’infra-monde virtuel sait tout sur nous : ce qu’on a lu dernièrement, l’état d’usure de nos chaussures, etc. À ce titre, on renverra le lecteur, sur le roman de Marc Elsberg, Zéro, qui analyse parfaitement le techno-cocon dans lequel nous pénétrons doucement.
Voilà le tableau d’une société française sclérosée dans l’hyperconnectivité, l’I.A., et ses constats, avec l’œil perçant de l’auteur, qui nous transpercent : « Un réseau social est un tissu de solitudes reliées. Pas une communauté. » p 277. boom. Autant de vérités qui nous font appréhender et notre époque présente, et celle à venir.
Face à cette société qui emporte ses individus, se dresse un contre-pouvoir : les Furtifs. Ces créatures qui échappent au contrôle intégral, qui se nichent dans les angles morts de notre vision. Ces êtres de sons et de mouvements, qui métabolisent tout. Qui échappent tellement à tout, qu’on se demande s’ils existent vraiment. Une légende urbaine ? Sont-ils l’espoir, l’avenir ? Ou plutôt une menace de plus ? Les pro et les anti furtifs vont s’affronter.
C’est dans ce contexte, qu’un père va tenter de retrouver sa fille disparue, et renouer avec sa femme devenue proferrante.
Les furtifs, sons et typographie réinventés.
Les furtifs, c’est avant tout des créatures de sons, aux harmoniques distinctes, entre musique et langage, à la limite de la poésie vibratoire. Et la forme, la texture du roman s’en ressent.
La narration, comme dans La horde du contrevent, est ici polyphonique, et l’on se repère grâce à des signes de typographie. Ainsi, pour savoir quel personnage parle (à la première personne du singulier), un signe typographique en début de paragraphe nous l’indique. Des traits longs comme des mèches de cheveux pour les personnages de sexe féminin, des signes typographiques type virgules, doubles points pour d’autres personnages. Le roman a son propre langage, et force ainsi le lecteur à apprendre, à mémoriser. Pour nous y aider, nous avons en page de garde les six personnages principaux du roman, et leur identification typographique. De plus, certains passages jouent avec la typographie : des points au-dessus de certaines lettres, des tirets ondulés, etc. L’auteur joue aussi avec l’orthographe, inversant deux lettres d’un même mot par exemple. Même la conjugaison y passe : on peut encore l’affiner, le conditionnel par exemple, pourrait se subdiviser en potentiel et irréel, affirme le narrateur. Enfin, l’inventivité de l’auteur se déploie dans un festival de néologismes, et plus précisément de mots-valises : proferrante, créalité, intechte, écocide, etc. En même temps que nous pénétrons dans le futur technologique, nous pénétrons dans un vocabulaire nouveau mais intuitif, moderne mais évocateur.
Enfin, pour mieux se pénétrer de l’univers du roman, le livre s’accompagne d’un marque-page renvoyant à un site Internet, et un code qui permet de télécharger l’album du roman, en huit morceaux, qui consiste en des passages choisis du roman lus avec passion par Alain Damasio, accompagné d’une musique de circonstance de Yan Péchin, oscillant entre contemplation et punk rythmé, une musique expérimentale, à l’image du roman.